Paul Ardenne


Aganta Kairos - un art "géopoétique"

Paul Ardenne


Demandons-nous, en guise d'entrée en matière, comment un artiste plasticien peut rendre hommage à la nature et au cosmos.
La première réponse qui nous vient à l'esprit est celle-ci : en en représentant les splendeurs. On ne s'étonne pas, à ce registre, que la fascination des peintres, photographes et autres vidéastes pour la nature et ses merveilles accouche d'images peintes ou filmées plus attrayantes les unes que les autres, depuis la nature-morte jusqu'à la peinture ou la photographie animalière ou de paysage.
Demandons-nous maintenant comment un artiste plasticien peut rendre hommage à la nature et cette fois, concernant celle-ci, à tout ce qui y échappe au visible, au palpable et au tangible. Comment célébrer la vie microscopique ? Comment donner une consistance plastique aux trous noirs, à la gravitation universelle, à la dimension infinie de l'espace ? Autrement difficile, on en conviendra. C'est là qu'intervient Laurent Mulot, artiste "géopoétique" promoteur d'une poésie, stricto sensu, de la Terre et, bien au-delà de cette dernière, de l'univers cosmique.


Mon monde est le cosmos et pas moins

Aganta Kairos s'inscrit dans le projet générique Middle of Nowhere, une fédération, d'expansion planétaire, de "centres d'art fantômes" initiée à Cook, en Australie, en 2003, par Laurent Mulot. Des diverses créations de cet artiste lyonnais natif du Havre, elle est celle qui résume au mieux son souci "géopoétique". Dit au plus court, un art des célébrations hors norme, hors échelle et hors cadre.
Explicitons, pour commencer, ce titre de prime abord énigmatique, "Aganta Kairos" - celui en l'occurrence d'une création "en progrès" entreprise par l'artiste en 2012 et continuée depuis lors. Aganta Kairos ? Le vocable Aganta, en provençal, signifie "attraper", "chasser", "saisir". "Du vieux provençal seynois (la Seyne-sur-Mer), au départ un terme de pêche", précise l'artiste. Quant à "Kairos", ce mot grec renvoie au "moment opportun" : le temps pulsatif, non programmable, de l'événement ; ce fragment temporel spécifique où quelque chose advient. Laurent Mulot, encore : "Le Kairos, c’est une fenêtre qui s'ouvre dans le Chronos, un espace-temps à saisir..." Aganta Kairos ? Saisir l'opportunité.
Attraper quelque chose, et l'attraper au moment opportun, au bon moment. Mais que s'agit-il donc d'"attraper", de "chasser" ? De quoi faut-il, à l'instant T, se "saisir" ? L'objet de la quête - de la chasse, de la saisie - est ici pour le moins singulier, et inconnu de la plupart d'entre nous : le neutrino. Qu'est-ce que le neutrino ? Cette particule élémentaire, nous apprend la physique, se trouve en abondance dans l'univers. Elle est ou peu s'en faut indétectable, en tout cas à moindre frais. Ses caractéristiques, il est vrai, sont sidérantes : ultralégère, elle se déplace à la vitesse de la lumière et se prévaut d'une masse si faible qu'elle peut traverser tous les corps que compte ce monde sans en altérer la nature. Cet incroyable et insaisissable éclair, dans l'Univers, se trouve en abondance. Né du rayonnement solaire ou de l'activité nucléaire, il émane aussi des premiers moments de la création, ceux de l'expansion originelle de la matière. Absolument contemporain par son déploiement, absolument ancien par son origine.
Candide, à ce stade de l'exposé, pose ces deux questions, de bon aloi : 1, comment attrape-t-on les neutrinos, 2, pourquoi les attraper et quel intérêt à cette "cueillette", comme le disent fréquemment les physiciens ? Le neutrino, précisons-le, plus d'un million de fois plus léger que les électrons, ne s'"attrape" pas, tout au plus se repère-t-il. Son passage - à travers nous, à travers la Terre, à travers l'espace infini - est si rapide et indiscernable que l'on cherchera juste à le manifester - par un effet de couleur, pour l'occasion, une émission furtive de bleu. . De quelle façon ? Les moyens déployés sont divers mais complexes et constituent autant de pièges à particules. Il en va ainsi de l’expérience ANTARES et de celle qui lui succède KM3NeT, des sphères à neutrino, aux airs de boules disco, dotées de capteurs électromagnétiques, sont enfouies profondément sous la mer méditérranée (la particule doit être entourée d'eau pour être détectable). Le but recherché est ainsi décrit par les spécialistes :
« …Ouvrir une nouvelle fenêtre sur notre Univers, mais contribuer également à la recherche des propriétés des particules de neutrinos insaisissables. Avec le télescope ARCA, les scientifiques de KM3NeT rechercheront des neutrinos provenant de sourcesastrophysiques éloignées telles que des supernovae, des explosions de rayons gamma ou des étoiles en collision… »
C’est aussi une voie possible pour la compréhension de l’asymétrie entre matière et anti-matière dans l’univers, une recherche en cours également sur les expériences de Kamiokande au Japon et ICE Cube en Antarctique.
https://www.km3net.org
https://theconversation.com/ou-est-passee-lantimatiere-de-lunivers-la-piste-des-neutrinos-67423
https://www.symmetrymagazine.org/article/expanding-a-neutrino-hunt-in-the-south-pole




Faire exister le (presque) invisible

Objectif de Laurent Mulot avec Aganta Kairos : donner à voir ce qui ne se voit pas ou presque pas, ou jamais aisément et à bas coût. Dit autrement, inscrire dans une "forme" ce qui échappe à la forme. Faire le portrait du neutrino, en solitaire ou en groupe, n'est évidemment pas à l'ordre du jour. On peut certes tirer le "portrait" du Soleil qui se couche sur l'horizon, celui d'une cascade qui éclabousse un bas de falaise, celui, encore, d'une comète qui file à travers l'espace. "Portraiturer" une particule élémentaire, en revanche, tient de l'impossible. Le neutrino, de par sa constitution et ses caractéristiques matérielles, échappe à la représentation, à toute représentation.
Aganta Kairos - regardons à présent l'œuvre, sa réalité physique - n'est en rien une évocation directe, un "portrait" du neutrino. Pour célébrer cette particule évoquant nos origines lointaines et, à travers cette dernière, l'extraordinaire vitalité de l'Univers, Laurent Mulot choisit de se concentrer d'abord sur des lieux, des sites en lien avec le neutrino. Ces sites, tous, sont connus pour avoir été le lieu d'enregistrements de passage de neutrinos ou, dans le cadre d'expériences scientifiques, pour être des sites de capture. Situés au contact de zones océaniques en Méditerranée (la Seyne-sur-Mer), dans l'Océan indien (Madagascar), en Arctique (Groenland), dans le Pacifique (Nouvelle-Zélande), en Asie orientale (le lac Baïkal, qui est un océan en formation) et jusqu'au cœur de l'océan Antarctique, ces différentes stations - six en tout pour l'instant - sans lien a priori se retrouvent unies pour l'occasion par la même curiosité qu'on y manifeste pour la constitution de l'Univers et ses mécanismes les plus secrets et stupéfiants de fonctionnement. L’œuvre est initiée en 2012 avec la première célébration du passage de la particule fantôme à Madagascar, chez les Mahafaly, dans le village d’Effeotsy (le "nombril"). "À un neutrino entrant à Madagascar au bord de l’océan indien, dit l'artiste, il ne faut qu’une fraction de seconde pour atteindre le fond de la mer Méditerranée ou le fond du lac Baïkal. Aganta Kairos tisse des liens entre six points de notre Terre".
Définir une géographie est une chose, matérialiser un lien particulier au neutrino en chacun des lieux de cette géographie en est une autre. Comment Laurent Mulot procède-t-il ? Les six lieux terrestres d'Aganta Kairos en lien avec le neutrino ne sont pas seulement de simples points sur un planisphère. Visités patiemment par l'artiste qui y prend des photographies, y multiplie les rencontres et y recueille divers éléments (des sphères optiques de détection de neutrinos à la Seyne-sur-Mer, par exemple, qu'il propose aux résidents de cette cité de conserver chez eux, en les "adoptant", selon ses termes), les sites choisis deviennent aussi des sites "élus". Comment s'institue cette élection ? Une fois sur place, l'artiste choisit un grand témoin, une personnalité connue pour s'investir localement dans la quête de la particule. Un physicien, le commandant d'un navire de recherche, un chamane, un proche résident... constituent le bataillon de ces témoins. La fonction de chacun de ces acteurs pourrait n'être que passagère et fortuite. Elle acquiert toutefois une densité officielle avec la pose d'une plaque (rédigée dans la langue du pays et en anglais) mentionnant le nom de chaque témoin plus un adjoint et la raison d'être de son inscription à l'ordre de ce Hall of Fame pour le moins particulier : la dévotion à une meilleure connaissance de notre environnement, un lien fort à celui-ci.


La physique comme l'humain

Faire du neutrino, d'une particule élémentaire parmi les plus élémentaires que produit l'Univers, un objet d'art, un sujet d'art n'est pas banal. Voilà qui constitue un inédit artistique. Quel est l'intérêt de cette option, de cette réquisition ? De multiples réponses peuvent être données : nous montrer un inaperçu, ouvrir notre imaginaire, voir se développer un très singulier projet art-science... L'on insistera cependant sur ce point, qui définit lui aussi la vocation de cette œuvre : repousser les limites mêmes de l'art.
Plutôt que botter en touche, plutôt qu'"oublier" le réel (le neutrino, échapperait-il à la perception ordinaire, est un élément de la réalité), Laurent Mulot lance avec Aganta Kairos un pari que Marcel Duchamp, le créateur des readymades, a défini en son temps comme relevant de l'"inframince". On se souvient des Stoppages-étalon que Duchamp réalise à partir de 1913. À trois reprises, le père des Rotoreliefs, que fascinent la mise en scène du mouvement (Grand nu descendant l'escalier) et le cinétisme (sa sculpture intitulée Rotative), laisse tomber de la hauteur d'un mètre un fil de cette même longueur avant d'en recueillir la forme au sol. Les Stoppages-étalon s'assimilent à des empreintes, ces empreintes captent tout à la fois les effets du hasard et des données physiques relatives aux lois de la gravité. Comment un fil tombe-t-il ?, le même fil peut-il tomber trois fois de la même façon ? Mise en scène plasticienne d'un processus physique.
Ne pas "oublier" le réel, c'est encore ce dont témoigne Aganta Kairos sur un mode, cette fois, social. Laurent Mulot, avec cette création, fait plus que valoriser une réalité physique d'ordinaire mal discernable. Il met en scène, aussi, des acteurs, un compagnonnage : l'art tel qu'il le conçoit est tout sauf une procédure solitaire, c'est une occasion de rencontres, d'échanges, de réciprocités, de relances interpersonnelles. L'artiste s'en explique ainsi, dans une citation que l'on livrera in extenso, parce que des plus explicites : "Aganta Kairos est une performance, un art de la rencontre poétique, la célébration du passage de la particule avec des témoins de l’invisible, complices et acteurs de l’œuvre, sur ces six lieux, qui deviennent de facto producteurs et gardiens de celle-ci, tous liés entre eux en ces différents points par le passage céleste et terrestre de ce neutrino que les scientifiques considèrent comme un messager cosmique. Toutes les photos, sculptures, installations et autres vidéos produites sont les traces de cette performance et de ces rencontres, de ce geste géopoétique. Avec le neutrino, il n’y a rien à voir ni à entendre. Je réunis pourtant autour de lui des personnes, de concert avec mes plaques commémoratives." Une réunion d'individus parfois très éloignés les uns des autres par leur propre "savoir" du monde, aussi éloignés que peuvent l'être un chercheur rationaliste et un chamane qui croit aux esprits, deux créatures toutefois de l'humanité, deux êtres vivants peuplant à l'égal l'Univers.


Percevoir autrement et plus vastement

Comprendre Aganta Kairos commande en fait de nous, spectateurs de cette œuvre étonnante, un geste mental non forcément aisé à accomplir : devoir oublier les méthodes artistiques classiques de la représentation, devoir sortir du cadre de l'art conventionnel. Ce qui vaut pour ce qui caractérise en soi cette création vaut aussi pour la manière dont l'artiste l'expose et nous la présente. Au registre de l'exposition, Aganta Kairos, œuvre participative, se déploie en effet selon des modalités qui peuvent déconcerter. Comment l'artiste rend-il publique sa création ? L'on a là sous les yeux, dans l'espace de la galerie d'art, des photographies de lieux et de cérémonies d'intronisation, on s'y confronte aussi à des objets, scientifiques ou non, dont le sens obvie n'est pas toujours immédiat : un conteneur, de la sorte, évoque la demeure d'un ingénieur versé au chamanisme vivant dix mois par an le long du lac Baïkal et en charge de l'expérience scientifique Baïkal Telescop. Aganta Kairos, encore, peut s'offrir au public sous l'espèce d'une pièce de théâtre dont les acteurs peuvent être des scientifiques et des astrophysiciens...
Une telle création, en fait, doit être perçue comme l'équivalent d'un carnet d'exploration du monde dont les pages laissent voir un processus de découverte, d'acclimatation et de restitution. L'artiste, dans l'Univers, promène une identité insatisfaite, désireuse de rendre compte de tout ce qui fait l'exceptionnelle qualité du cosmos, à commencer par ce que l'Univers ne nous donne pas à voir et conserve pour lui, en puissance jalouse. Une fois agencé le projet Aganta Kairos, une fois celui-ci incarné, cette insatisfaction sera moins grande pour l'artiste et pour nous, spectateurs, moins considérable notre méconnaissance de la réalité physique qui nous entoure. On accède ici à la musique des sphères, aux secrets de fabrication du monde caché de l'invisible, l'on partage aussi, avec l'artiste, toute cette "fabrique du monde" qui nous échappe le plus clair du temps et à laquelle notre quotidien ne nous laisse guère l'opportunité d'accéder. Aganta Kairos ? De quoi nous rendre un peu plus proches du Grand Tout, de quoi nous hisser, aussi, à la mesure de la démesure cosmique, passagers de l'Univers que nous sommes.



Paul Ardenne est écrivain et historien de l'art. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage de référence Un Art écologique. Création plasticienne et anthropocène,
Le Bord de l'eau, 2018, rééd. augm. 2019).






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